jeudi 23 avril 2009

De l’importance d’être soi-même


Il parait que nous entrons dans l’Ere du Verseau, et qu’en principe, c’est une bonne nouvelle : la spiritualité ne reste plus confinée au sein de milieux fermés, mais se répand dans le monde, imprégnant le matérialisme ambiant d’une profondeur nouvelle. C’est ainsi que nos vieux psychanalystes barbus se retirent au profit d’êtres lumineux, de channels qui parlent au nom des anges, de thérapeutes tous meilleurs les uns que les autres, grâce à la découverte de mécanismes éminemment subtils.

Depuis quelques années, avec la vogue « new-age », le monde de la thérapie et du développement personnel connait une véritable ébullition. Il ne se passe pas trois mois sans que nous ne recevions un message d’un ami qui est tombé sur une technique révolutionnaire, sur un thérapeute hors-pair, qui en quelques séances trouve et dénoue les origines de nos maladies et de nos conflits les plus ancrés. A un point qu'on se demande pourquoi ces mêmes amis ne vivent pas déjà depuis longtemps dans une béatitude totale. Si, grâce à la nouvelle méthode, ils seront très heureux dans le futur, il semblerait paradoxalement que dans le présent, ils soient de plus en plus dérangés par leurs divers troubles, et de plus en plus agités dans leur recherche. A se demander si la période actuelle voit une incursion de la spiritualité dans le matérialisme, ou plutôt une incursion du matérialisme dans la spiritualité…

N’est-il pas d’ailleurs surprenant de constater que la spiritualité est devenue synonyme de développement personnel, alors qu’au cœur de toutes les voies spirituelles, la personne brille par son absence ? Ce glissement, qui doit être subtil, puisqu’il se produit à l’insu de la sagacité des chercheurs spirituels, est-il vraiment anodin ?

On entend de toutes parts qu’il est important de se libérer du regard d’autrui, et d’oser être soi-même. Il existe d’ailleurs des centaines de livres qui expliquent comment y parvenir, ce qui prouve l’importance portée au fait d’être soi-même pour progresser sur le chemin. Il semble certain que si l’Ultime se trouve en soi, on ne peut s’en approcher en essayant de devenir celui ou celle que les autres attendent que l’on soit. D’où la déduction qui semble logique : je dois m’affirmer en tant que moi-même, tel que je suis, et me libérer du regard des autres. Il s’en suit des comportements typiques dans les milieux spirituels : on commence par perdre toute souplesse, on devient égoïste, et on finit coupé de tout et de tous, dénigrant un système dont on prétend sortir, alors qu’on en devient seulement un parasite marginal qui prend sans rien donner. Si la « spiritualité » continue sa progression, le nouvel âge risque fort de ressembler à l’âge actuel : une jungle où chacun se bat pour protéger la place à laquelle il estime avoir droit, voulant tout prendre et rien donner. Avec en prime la suprême hypocrisie : c'est "spirituel"!

Alors la question se pose : au nom de quel « soi-même » est-on prêt à donner des coudes ? Quel est ce « soi-même », censé nous orienter au cœur de soi – un lieu de paix et d’harmonie -, et nous amenant à adopter des comportements sources de conflit ?

« Moi-même » = ce que j’aime, ce que je n’aime pas, ce dont j’ai envie, ce que je ne veux pas, ce qui me donne une impression agréable, ce qui me donne une impression désagréable. En résumé, moi-même, c’est défini par la somme de ce que je veux saisir, et de ce que je veux rejeter. Moi, j’aime le rouge plutôt que le vert. Moi-même, ce sont mes choix. Etre soi-même, c’est donc être ses choix. Bien sur, c’est présenté noblement : « je suis juste fidèle à mes choix, je ne les impose à personne ». Mais entre nous, est-ce bien vrai ? Si je ne tentais pas d’imposer mes choix aux autres, mes relations seraient-elles ce qu’elles sont, avec ma famille, avec mes collègues, avec la société ? Aurais-je autant la désagréable impression d’être entouré par « des cons qui ne me comprennent pas », si je n’attendais pas qu’ils se rallient à mes choix ?

Quant à ces choix que je dis miens, sont-ils vraiment des guides fiables pour me conduire au cœur de moi-même ? Est-ce que je choisis mes choix ? Ou est-ce que mes choix s’imposent à moi ? Suis-je libre de préférer le rouge plutôt que le vert, ou est-ce que je le subis ? Est-il un seul de mes choix qui ne soit autre chose que le produit de mon conditionnement, c'est-à-dire provenant de l’extérieur ?

Vouloir obstinément être « soi-même », ne serait-ce pas finalement s’enchainer à ses choix, se faire l’esclave d’un conditionnement extérieur ? En m’efforçant d’être moi-même, est-ce que je me rapproche de mon centre, ou est-ce que je cours frénétiquement après des éléments périphériques ?

Je souhaite me libérer du regard des autres, et j’oublie que mon propre regard ne m’appartient en rien ! Mon regard n’est qu’encombrement du passé : génétique, éducation, traumatismes, voici les éléments à l’origine de mes inclinations «naturelles». Vouloir coute que coute être soi-même, cela revient en fin de compte à déclarer la guerre au nom de la paix, c’est lutter au nom de ce qu’on n’est pas.

Voila une face cachée du développement personnel, et voila peut-être pourquoi des dizaines d’années de thérapies aboutissent parfois à un égocentrisme tel qu’on devient incapable de vivre en société. On se console en affirmant qu’on est au moins en accord avec soi-même. Mais si c’était vrai, serait-on inscrit au prochain séminaire de la nouvelle thérapie révolutionnaire grâce à laquelle on va enfin se débarrasser de ceci ou cela qu'on n'accepte pas en soi? Si on était vraiment en paix avec soi-même, aurait-on ce besoin impératif de croisade pour changer son conjoint, ses enfants, ses collègues, la société ?

Nous passons notre temps à nous mentir à nous-mêmes, à prétendre devenir spirituels quand nous resserrons chaque jour davantage les chaines qui nous entravent. Le prochain livre « new age », la prochaine thérapie, la prochaine cure de raisin, le prochain voyage en Inde, le prochain séminaire de yoga, la prochaine rencontre - ou refus de rencontre - avec tel ou tel gourou seront un nouveau tour de vis. Je serai davantage moi-même, davantage justifié dans mes conflits, davantage lié à mon conditionnement.

C’est ainsi, et je n’y peux rien.

Inutile d'ailleurs d'essayer pour autant de devenir un autre, un être sage, altruiste, car à nouveau ce sera au nom d'un de "mes choix", c'est à dire d'un conditionnement.

C'est ainsi, et je n'y peux rien.

Suis-je prêt à me l’avouer ?

Qui sait ce qui se produirait si je m’en faisais sincèrement l’aveu ?