jeudi 4 février 2010

Séduction


Depuis qu'il est avec sa nouvelle compagne, qui boit beaucoup de café, M. Dupont a pris l'habitude de boire un café après le repas du soir. Il a ensuite du mal à s'endormir. Après quelques semaines, M. Dupont commence à être fatigué au bureau, et son chef lui en fait la remarque. M. Dupont se dit qu'il est temps de réagir. Il analyse rapidement la situation, et y rémédie avec facilité : il ne boit plus de café le soir, s'endort plus vite, et est en meilleure forme au bureau. M. Dupont est un homme ordinaire, un homme de bon sens.

Depuis qu'il est avec sa nouvelle compagne, qui boit beaucoup de café, M. Durand a pris l'habitude de boire un café après le repas du soir. Il a ensuite du mal à s'endormir. Après quelques semaines, M. Durand commence à être fatigué au bureau, et son chef lui en fait la remarque. M. Durand est en contact régulier avec un éveillé. A ce titre, il sait mieux que tout le monde, et est irrité quand on lui fait une remontrance. S'il ne répond pas vertement à son chef, il n'en pense pas moins, et son visage trahit ses pensées. M. Durand estime que s'il dort mal, ce qui est sa réalité, c'est qu'il doit vivre cette expérience. S'il avait besoin de plus de sommeil, la Vie lui en accorderait davantage. Quelques semaines passent, M. Durand dort toujours mal, son travail se dégrade. Après de nouveaux avertissements de son chef, l'inévitable arrivé : M. Durand est viré. Ce coup dur est interprété par M. Durand comme une conséquence de sa démarche spirituelle : il vit une purification, qui le rapproche de l'éveil; son mauvais karma est ainsi progressivement purgé. M. Durand est un homme spirituel. Son esprit n'aurait pas pu se satisfaire de l'analyse simple et efficace d'un vulgaire M. Dupont.

Mme. Martin est mariée depuis dix ans. Depuis quelques temps, sa vie prend l'allure d'une routine ennuyeuse, elle rêve devant des films romantiques, s'évade dans des romans à l'eau de rose. Son voisin de pallier, un homme soigné et attentif, lui dit régulièrement un petit mot gentil, une flatterie qui réveille en elle les frissons d'une relation naissante. Un soir où son mari est en déplacement, Mme. Martin accepte une invitation à dîner de son voisin, un homme qui connaît le coeur des femmes : il a prévu les bougies, les fleurs, les compliments et le champagne. En outre, il fait preuve d'une compréhension et d'une écoute sans faille quand Mme. Martin expose ses problèmes de couple. Grisée par l'alcool, rajeunie par les flatteries, subjuguée par quelqu'un qui est d'accord avec elle, qui la comprend, Mme. Martin cède à la tentation, et devient la maîtresse de son voisin. Très vite, Mme. Martin ressent un malaise en compagnie de son mari; elle a mauvaise conscience, perd l'appétit. Elle réalise ce qu'elle fait : elle trahit son mari, se laisse séduire par une histoire artificielle qui tôt ou tard sera aussi victime de son regard usé. Elle en parle à une amie chrétienne, qui lui explique où mène la tromperie. Mme. Martin est une femme de bon sens, qui comprend la valeur de la dignité et de l'honneur. Elle rompt avec son voisin, qui n'était inspiré par rien d'autre que la concupiscence, et réalise avec effroi la beauté simple d'un mariage qu'elle a failli détruire.

Mme. Deltour est mariée depuis dix ans. Depuis quelques temps, sa vie prend l'allure d'une routine ennuyeuse, elle rêve devant des films romantiques, s'évade dans des romans à l'eau de rose. Son voisin de pallier, un homme soigné et attentif, lui dit régulièrement un petit mot gentil, une flatterie qui réveille en elle les frissons d'une relation naissante. Un soir où son mari est en déplacement, Mme. Deltour accepte une invitation à dîner de son voisin, un homme qui connaît le coeur des femmes : il a prévu les bougies, les fleurs, les compliments et le champagne. En outre, il fait preuve d'une compréhension et d'une écoute sans faille quand Mme. Deltour expose ses problèmes de couple. Grisée par l'alcool, rajeunie par les flatteries, subjuguée par quelqu'un qui est d'accord avec elle, qui la comprend, Mme. Deltour cède à la tentation, et devient la maîtresse de son voisin. Très vite, Mme. Deltour ressent un malaise en compagnie de son mari; elle a mauvaise conscience, perd l'appétit. Elle en parle à son professeur de yoga tantrique, qui lui explique qu'il faut suivre la vibration, le chant libre et joyeux de la vie, et s'affranchir des vieux concepts sécurisants. Ce discours stimule l'aspiration à la liberté de Mme. Deltour. Oui, une vie nouvelle s'ouvre à elle, une vie de liberté, une vie vraiment vivante. Mme. Deltour quitte son mari. Enfant gâtée, puis épouse oisive, Mme. Deltour réalise qu'elle va devoir agir pour assurer sa subsistance. Elle fait appel à un excellent avocat, et arrive à convaincre la justice humaine qu'elle est une malheureuse victime sans ressource. C'est ainsi qu'elle plume son mari, et qu'elle jouit quelques années de plaisirs multiples : escapades romantiques avec son amant, nouvelle voiture, nouvel appartement, et le plaisir infini d'avoir les moyens et la liberté de le décorer à sa guise. Tous ses rêves se réalisent. Le temps passe, les rides de Melle. Deltour se creusent. Son amant a rencontré une fille plus jeune; leur relation était sans engagement, elle ne peut se plaindre quand il la plaque. Les hommes ne se retournent plus dans la rue quand Melle. Deltour passe, et ça la déprime. Melle. Deltour est lasse de son travail, lasse de l'appartement qu'elle avait eu tant de plaisir à décorer. Melle. Deltour est aussi cruellement seule. Elle aurait envie de revoir son ex-mari, peut-être le seul homme qui l'avait vraiment aimé. Mais les soucis ont eu raison de celui-ci, et un cancer l'a emporté l'an passé. Melle. Deltour se sent vieille et laide. Elle ne comprend pas pourquoi la vie est aussi dure avec elle, elle qui médite et pratique le yoga depuis vingt ans. Melle. Deltour est une femme spirituelle. Son esprit n'aurait pas pu se satisfaire du comportement chrétien d'une vulgaire Mme. Martin.

M. Ennero, qui vient de commencer un nouveau travail, a des collègues tous passionnés de tennis. Alors forcément, en dépit de ses cinquante ans et d'une absence prolongée de toute pratique sportive, il finit par s'y mettre. Après quelques semaines, M. Ennero commence à avoir des douleurs au coude et à l'épaule. Il se dit qu'en jouant sans trop forcer, peut-être ça va se remettre. Au bout d'un mois, ça ne va pas vraiment mieux. En fait il a de plus en plus mal. Bien que n'étant pas d'une intelligence hors du commun, M. Ennero comprend qu'à son âge, avec sa condition physique, il risque de franchement s'abîmer s'il continue le tennis. M. Ennero décide donc d'arrêter. M. Ennero est un homme ordinaire, un homme de bon sens.

M. Malbarré est un chercheur de vérité. Il ne peut se contenter de la banale réalité quotidienne de tout un chacun. Il est en quête d'absolu. Il lit un livre d'un éminent professeur de yoga, et tombe littéralement sous le charme des propos qu'il y découvre. Quelle clarté, quelle intelligence! Il s'associe d'emblée à la vision exposée, la vision d'un être libre de toute identification, de tout préjugé. M. Malbarré ne tarde pas à s'incrire à un séminaire avec cet éminent yogi. A nouveau, le charme opère, il est comme bercé par la voix toujours égale de l'éveillé. Il ne doute pas qu'il a trouvé la voie (pour les experts, la "non-voie") qui le mènera au seuil du Réel. De retour chez lui après le séminaire, il ressent de grandes tensions dans le plexus solaire. Il se dit que c'est normal, voire bon signe : avant, il n'était pas conscient de ses tensions, maintenant elles lui apparaissent. C'est une première étape vers leur ré-intégration au sein de l'espace conscient. Rien à voir donc avec un signal d'alerte. Les mois passent, les années passent, M. Malbarré fait séminaire sur séminaire, ne doutant pas un instant du bien-fondé de l'enseignement (pour les experts, du "non-enseignement") qui justifie et explique un mal-être allant croissant. La vie de M. Malbarré n'est plus que dysharmonie et souffrance à 360°. Il en parle à son ami M. Ennero, qui a observé dans le temps l'évolution de M. Malbarré. M. Ennero dit que ça lui fait penser au tennis, qui n'était pas pour lui, et avec lequel il n'aurait fait que se blesser davantage. M. Ennero suggère que peut-être, ce que dit l'Eminent, ce n'est pas forcément la Vérité, et que la pratique à ses côtés n'est peut-être pas très bénéfique. M. Malbarré est irrité par cette remarque, irrité par la stupidité de M. Ennero qui est toujours prisonnier de concepts puérils comme le bien et le mal. M. Malbarré, en bon non-dualiste, n'a que faire du bien et du mal. Bénéfique pour qui, alors que la personne n'est qu'illusion? Seule la claire Vision le concerne. Aujourd'hui, alors que M. Ennero n'a plus du tout mal au coude, M. Malbarré est mal avec tout le monde, et il a perdu toute envie de vivre. La seule satisfaction qui lui reste est cet orgueil très particulier de celui qui sait et qui a compris. M. Malbarré est un chercheur de Vérité. Son esprit n'aurait pas pu se satisfaire du pragmatisme méprisable de M. Ennero.