mercredi 19 décembre 2012

Une fin de moi difficile

C’est affreux et terrible quand non seulement on a peu d’occasions de briller, mais quand par surcroît on lit dans le regard d’un ami une lueur trahissant la déception. C’est ainsi que pas plus tard qu’hier, j’ai commis une gaffe irréparable lorsqu’à la question « que penses-tu du 21/12/12 ? » j’ai répondu que ça devait être la veille du 22. A croire que j’étais totalement demeuré pour envisager une chose pareille...

 Fort blessé dans mon amour-propre, j’ai donc allumé mon ordinateur préféré – dont je tairai la marque car là n’est pas le propos du message – et ai lancé Safari pour qu’une nouvelle fois Internet remédie à mes déficiences culturelles. Et là, alors que je m’attendais à une recherche longue et ardue, je réalisai avec consternation que personne n’avait eu la bonté de me mettre au courant qu’il fallait se précipiter à Trucarach pour échapper à la fin du monde. Pour être franc, jamais je n’aurais soupçonné que le seul endroit épargné serait un bled du Sud-Ouest, contrée que les canards considèrent de barbarie.

Bref, le 21 décembre, d’après moultes sectes toutes plus étranges les unes que les autres, c’est la fin du monde. On peut dire que le crétin de scribe Maya qui a mal géré son stock de stylos nous a mis dans une belle panade. En plus, vraiment nous n’avons pas de chance, il a fallu qu’il tombe en panne d’encre juste sur 2012, et en plus le 21, juste avant les congés. A croire qu’à l’époque il n’existait pas de syndicats pour faire respecter les droits des travailleurs. Tant qu’à ce que le monde se termine, j’aurais préféré que ce soit après les fêtes, pour avoir le temps, une dernière fois, de dévorer le foie d’une oie ou de gober quelques huitres baveuses à souhait.

Toujours bref, après avoir passé en revue les théories sympathiques annonçant l’arrivée tant attendue des petits-gris (avec une bonne persillade, rien de tel…), je me suis rué sur les sites des Maîtres (majuscule) Spirituels (majuscule aussi) les plus estimés pour connaître leur version des choses, de Sri-Bla-Bla-Bla à PachaMamanandaRavie. Là, je dois avouer qu’ils sont forts. Vraiment. Très forts même.

Voyez-vous, ce qui est le plus terrible pour les chercheurs spirituels, c’est la non rentabilité de leur quête. Ces braves gens investissent des sommes colossales et des milliers d’heures pour atteindre on ne sait quoi qui doit les faire passer de l’état de moi misérable à l’état de Non-Moi-Super-Tout-Que-Ca-Baigne-Toujours, et bien sur jamais ça ne marche. Alors dans leur grande compassion, dont on dit qu’elle est infinie, les Maîtres Spirituels ont trouvé un moyen habile et subtil pour que leurs disciples pensent que leur investissement n’est pas en pure perte : quand le calendrier affichera tout bêtement le samedi 22 décembre 2012, les chercheurs spirituels pourront se dire « ouf ! C’est grâce à moi que le pire a été évité ». Et pourquoi ça ? Parce que grâce à leurs prières et à leurs méditations, les chercheurs spirituels auront neutralisé les ondes négatives qui devaient détruire la planète. Faute d’avoir pu s’aider eux-mêmes à assurer leur propre Salut, les chercheurs spirituels – loosers parmi les loosers – pourront cette fois se dire qu’ils ont contribué à sauver le monde. Imaginez leur intense satisfaction, en contemplant le lever du soleil (pour ceux qui ont la chance d’habiter sous des latitudes où l’astre s’y montre), quand ils se diront « ce matin, c’est un peu (humilité oblige) grâce à Moi (tout de même) que le soleil se lève ». Il y a fort à parier que dans ces conditions, les Maîtres Spirituels limiteront considérablement les défections dans leurs rangs : quand Monsieur Quidam leur dira « Maître, voilà 30 ans que je suis vos consignes, je médite tous les jours, pourquoi ne suis-je toujours pas uni au grand Tout ? », le Maître pourra alors répondre « Mon Cher Quidam – car tout de même le Quidam ça rapporte à la longue – ne vois-tu pas que grâce à tes 30 années de pratique, tu as sauvé le Monde ? », et Monsieur Quidam se prosternera avec gratitude avant de déposer une nouvelle offrande au pied du Gourou. Monsieur Quidam sera aux anges…quelques temps, avant de retrouver son usuelle misère intérieure.

Et alors, que je me suis demandé, que dit-on du côté des adeptes du Non-Deux ? Renonçant provisoirement à la haute technologie, je pris mon bon vieux téléphone plein de fils partout, et j’appelai mon référent en Non-Deux. Après les introductions d’usage sur comment chacun ne va pas bien, et aussi sur comment chacun il a un moi que chaque mois le moi est un peu plus petit que le mois d’avant, léger, léger, que vraiment on peut même se poser la question s’il en reste encore, nous entrâmes dans le vif du sujet : alors le 21 décembre, fin du Monde ou pas fin du Monde ? Je reçus alors un exposé magistral, d’une infinie subtilité, qui démontra – s’il en était besoin – à quel point l’intelligence des adeptes du Non-Deux est un modèle de perfectionnement, propre à mettre définitivement à l’abri le moi de toute intrusion menaçante. En fait, le 21 décembre 2012, ce n’est pas la fin du Monde, c’est la fin d’un monde. Là, vraiment, ça change tout. Il ne s’agit pas d’un petit glissement sémantique méprisable, mais bien d’une nuance majeure, aux conséquences phénoménales : plus besoin de se précipiter à Trucarach, car ce n’est pas que le monde va physiquement se fissurer en deux, c’est que l’âge d’Or va enfin arriver. Voyez-vous, du fait que de plus en plus de gens sont éveillés au Non-Deux, on atteint la masse critique, et le 21 décembre, c’est le jour où tout bascule, un peu comme quand le pop corn il commence à faire pop dans la machine à pop corn. Donc, le 21, c’est parti pour l’éveil en masse, de quoi mettre au chômage les pauvres vendeurs de Silence qui gagnent leur vie en vendant l’invendable. Ici encore, saluons le rôle majeur du chercheur de Non-Deux, qui est partie prenante de la vague qui va révolutionner l’humanité.

Quel que soit le camp, de la secte de base au gourou révéré en passant par le Rienkétou éveillé, soyons donc rassurés, tout le monde a à cœur de glorifier le moi.

 Dans ces conditions, il ne serait pas surprenant que le 21 décembre ne marque ni la fin du Monde, ni la fin du moi.

 En conclusion, nous dirons que tout va bien, et que chacun pourra continuer son business peinard : je pourrai croquer le foie d’une oie achetée au marché de Noël place du Capitole, pendant que les disciples de Sri-Bla-Bla-Bla se féliciteront d’avoir sauvé le Monde et que les chercheurs de Non-Deux renouvelleront d’efforts suite à leur nouvel échec - chacun s'estimant l'un des rares corns (c'est important d'avoir l'"r") qui n'a pas encore poppé. Avouez tout de même que ça aurait été bête que les Eveillés se voient dépouillés de leurs ressources, d’autant plus que comme ils pullulent, ça aurait à coup sur dégradé les statistiques du chômage. Si le mercantilisme commercial de notre société paie un peu les frais de la « crise économique", l’insidieux et hypocrite mercantilisme spirituel n’a lui jamais été aussi prospère.

Comme quoi la fin du moi est difficile...