vendredi 27 mars 2009

Peut-on être un yogi?


En brave chercheur spirituel, j’ai trainé mes guêtres dans divers groupes qui se disent spirituels, à la recherche de l'introuvable. Plus ou moins partout, d’ailleurs plutôt plus que moins, j’ai rencontré ce qui s’appelle le sentiment d’appartenance.

Ainsi, quand vous êtes évangéliste, il ne fait aucun doute pour vous que vous êtes évangéliste, et pas catholique, juif, musulman ou hindou, du fait que les évangélistes, ils possèdent la vraie vérité qui est la seule vraie, alors que les catholiques, juifs, musulmans, hindous et autres ils sont dans l’erreur la plus ténébreuse. Les fanatiques religieux de tous bords fonctionnent ainsi. Certains se contentent de déranger leurs voisins en leur vendant le Salut, d'autres les font sauter (c'est plus expéditif). Cette tendance au sectarisme se rencontre dans les religions – qui ne sont que l’opium du (bas) peuple – mais ne saurait en principe concerner le monde spirituel, où le dogme est banni, et où la claire vision règne.

Et pourtant.

Voyageons un peu. Rendons visite à des amis d’un ordre initiatique traditionnel, adogmatique, prônant la tolérance et l’ouverture. Très vite, nous allons constater que les trois quarts des échanges ont pour unique propos de se rassurer sur le fait que vraiment, on est au bon endroit. Alors, soit on jouit d'une approche élitiste dans son petit groupe fermé très éclairé, soit vraiment il est important que l’ordre croisse et se répande, car à travers lui, c’est la lumière qui vient à la rencontre des profanes se morfondant dans l’ombre. Il ne s’agit pas du tout de prosélytisme, car c’est là un vilain mot, mais d’un engagement à servir l’humanité, ce qui est bien plus noble. Dans les deux cas, chacun des membres de l’ordre est sincère dans sa croyance: il est sur la bonne voie.

Cette croyance étant installée, très vite, un glissement s’opère : l’appartenance à un groupe qui fait le bien, en tout cas qui essaie, me confère un statut. Je ne suis plus un profane vivant dans l’erreur et l’obscurité, je suis un initié. Pour peu que je vieillisse quelques temps dans l'ordre, je peux même devenir un maitre.

Bien entendu, je dois concéder qu’il me reste des progrès à faire, et d’ailleurs je me plais à dire que les progrès sont infinis et que jamais la pure lumière ne sera atteinte. Mais tout de même, je fais partie des bons, ce qui justifie que la plupart du temps, j’occupe mon regard à l’autoglorification collective de mon ordre, convaincu que si tout le monde était comme nous, l’harmonie règnerait sur terre.

Sauf que l’harmonie ne règne déjà pas vraiment au sein de l’ordre, car ici comme partout, chacun a besoin de se rassurer qu’il a raison, ce qui implique que l’autre (qui peut être un de mes camarades que je juge indigne, ou l’organisme central de mon ordre, ou les diverses divisions au sein d’un ordre censé universel…), que l’autre donc, ait tort. J’ai raison, il a tort, et voilà l’harmonie de surface qui fait place à la réalité : un ego en conflit.

Heureusement, tous les chercheurs spirituels ne tombent pas dans le panneau ; la plupart ont compris que les structures établies, qu’elles soient religieuses ou initiatiques, ne sont que des fossilisations dévoyées de la tradition primordiale. La seule garantie pour qu’un groupe ne s’égare pas, c’est qu’il soit dirigé avec sagesse par un être réalisé.

Scénario numéro 1 : je dépose ma vie aux pieds d’un gourou – parfait de préférence – je répète mon mantra, je passe trois mois par an à l’ashram en Inde, quand je ne plaque pas tout simplement mon travail et ma famille pour me consacrer à temps plein à ma recherche - Dieu mérite bien quelques sacrifices. Après l’exaltation des débuts, le contact extatique avec un être rayonnant, je suis vite rattrapé par la réalité : les luttes de pouvoir au sein de l’ashram, les bousculades pour être plus proche du gourou, pour que son Regard se dépose sur moi, convaincu que plus je serai regardé par le gourou, plus je ferai le plein de grâce, et plus vite je serai éveillé. Je suis disciple de « Sri Maha Mama » ou autre, et cela suffit pour m’acheter ma place au paradis.

Le sentiment d’appartenance, c'est l’alternative à un regard honnête posé sur moi-même: ça m'évite de voir mes mesquineries, mes contradictions, mon orgueil, avec comme base le sentiment lancinant de ne pas être comme il faut, et comme compensation la croyance d’être sur le chemin qui me rendra parfait.

Scénario numéro 2 : ouf ! Enfin je suis libéré de l’illusion. J’ai eu la chance d’être touché par un enseignement non-duel. J’ai compris que rien ni personne ne peut me donner ce que je suis, et que toute démarche ne fait que m’éloigner. Tout de même, quand je fais un stage de yoga avec mon « ami spirituel » - ce qui n’a bien entendu rien à voir avec la projection romantique du gourou, je contacte une tranquillité qui n’a d’égale que l’agitation et le désarroi qui ornent mon quotidien quand je suis prisonnier d’un repas de famille ou impliqué dans les échanges de tirs divers et variés dans ma vie professionnelle. Ah, si seulement tout le monde pouvait être touché par la tranquillité, si seulement je n’avais plus à supporter le bruit du monde, ses conflits, sa vision limitée et obscurcie.

Quel plaisir quand je retrouve mes vrais amis au stage suivant, quel soulagement de nous raconter mutuellement nos souffrances, ce que nous devons subir pendant les semaines qui séparent les îlots de grâce que sont les séminaires de yoga.

Quelle joie de se retrouver entre amis qui partagent l’amour de l’écoute, du silence, de la tranquillité ! Quel sentiment rassurant que de baigner dans la compagnie de celui-qui-n-est-personne, dont la simple présence déclenche en nous le rappel de qui nous sommes vraiment. Ah, le sentiment d’appartenance, c’est bien grâce à lui que j’arrive encore à supporter mon quotidien.

Je suis un yogi, enfin un apprenti yogi, car tout de même je garde à l’esprit que l’humilité ouvre les portes de l’être. Je suis un yogi, donc je ne supporte plus d’être entouré de requins avides au travail, je suis un yogi, donc je ne supporte plus les crises de jalousie de ma femme ou de mon mari encore pris dans le concept ringard de fidélité, je suis un yogi, donc je ne supporte plus la nourriture tamasique de la cantine, je suis un yogi, donc je ne supporte plus les milieux spirituels dualistes qui s’égarent, je suis un yogi, donc…je ne supporte plus rien!

Je suis un yogi, donc je me coupe de tout, et je me raconte que c’est par amour pour l’être, la vérité, la clarté, l’écoute. Je méprise – avec compassion bien entendu - tous les ignorants qui m’entourent, je fustige ceux qui résistent à l'idéologie non-dualiste, et alors, je peux devenir un tueur si quelqu’un ose s’attaquer à celui par qui la vérité me touche, celui-qui-n-est-personne. C'est important que tous le reconnaissent et le respectent, car celui-qui-n-est-personne est mon devenir.

Ah, celui qui n'est personne... Comme ses mots sont justes. Comme son humour est brillant. Comme ses gestes sont fluides. Comme je serai bien quand je serai comme lui. Je suis toujours au premier rang dans la salle pour baigner davantage dans son champ énergétique. Comme lui, je ne prends qu’une tasse d’eau chaude au petit déjeuner, je fréquente mon tapis avec assiduité, j'abhorre le poisson et encore plus la viande. Je méprise la psychologie, je méprise les thérapeutes, je méprise le hatha-yoga, je ne suis que mépris à 360°. C'est normal, j'ai raison. Ils ne voient pas. Je vois.

Et que personne n'ose mentionner mon comportement égoïste! Je nie toute responsabilité dans les souffrances que j’impose à autrui: n'est-il pas vrai que la source de la souffrance de l’autre est uniquement chez l’autre? Je m’autorise dix mille caprices car je tiens avant tout à être moi-même. Y'en a marre de n'exister que dans le regard des autres! Fini la servitude! Je ne suis pas là pour faire plaisir aux autres! Je suis libre de toute limite conceptuelle, ayant transcendé par mon intellect pointu les vieilles notions de bien et de mal. Je suis ultimement irresponsable, et forcément je ne saurais m’égarer ainsi, car celui-qui-n-est-personne dit toujours que personne n’est responsable, car de toute manière il n’y a personne.

Celui-qui-n-est-personne me montre la lune, et contemplant son doigt, je suis heureux de vivre dans la vérité.

Je contemple son doigt à longueur de journée, ce doigt qui justifie chacune de mes pensées avides, chacun de mes actes égoïstes, et je me dis que j'approche de la liberté ultime. A regarder le doigt de trop près, je ne vois pas que je me l'enfonce dans l'oeil. Tôt ou tard, le doigt dans l'oeil fait mal. Alors je mords de partout, parfois même le doigt. D'une manière ou d'une autre, forcément j'ai raison et l'autre a tort, puisque je suis sur le bon chemin. J'ai croisé celui-qui-n-est-personne, donc il est clair que je suis destiné au Vrai!

Je me dis ce que se dit le disciple de Sri Maha Mama. Je me dis ce que se dit le membre du grand ordre de la vérité lumineuse et gnostique. Je me dis ce que se dit l’évangéliste, le catholique, le musulman, l’athée rationaliste, mon voisin, mon collègue, et chacun des braves egos qui peuplent cette terre. J’ai raison, ils ont tort, car j’appartiens à tel ou tel courant : je suis croyant, je suis athée, je suis adepte de yoga (du Cachemire, bien sur), je vais à la messe, je suis libre-penseur (c’est ainsi qu’on appelle les esclaves de la pensée), je suis marxiste éclairé (tant qu'à faire...), je suis ceci, je suis cela.

Il y a quelques décennies, ce mécanisme à été brillamment dénoncé par un certain Krishnamurti. Des propos d’une clarté exemplaire, une approche rigoureuse et non mystique, idéale pour être entendue en occident. Une lame bien affutée, maniée avec brio, qui a tournoyé devant des dizaines de milliers de « chercheurs ». Une lame qui avait tout pour abattre l’illusion du sentiment d’appartenance. A voir ce qu'il en reste - même sur les forums "krishnamurtiens", une bonne dose d'optimisme est nécessaire pour saluer dans le discours du sage autre chose que des coups d'épée dans l'eau.

Je suis un digne héritier de Krishnamurti, je suis un yogi (non-duel s'il vous plait), je suis quelqu'un qui n'appartient à aucun groupe (c'est à dire qui appartient au groupe de ceux qui avancent par eux-mêmes pour éviter d'être dérangés dans leurs certitudes), je suis ceci, je suis cela, je suis d’accord avec untel, pas d’accord avec untel.

Je ne suis qu’un point de vue qui affirme son existence.

En lisant ces lignes, je me dis « c’est n’importe quoi ». En lisant ces lignes, je me dis « oui, et alors? ». En lisant ces lignes, je me dis « c’est tout à fait ça, il a raison ! ».

En lisant ces lignes, je ne suis qu’un point de vue qui affirme son existence.

En écrivant ces lignes, je ne suis qu’un point de vue qui affirme son existence.

Suis-je vraiment prêt à m'en faire la confession?